Professeur de Philosophie, Olivier Nannipieri nous fait l’honneur de répondre à quelques questions autour de la réalité virtuelle et augmentée en nous offrant de magnifiques tremplins de réflexions ! Merci Olivier !
Pouvez-vous nous dire quel est votre parcours et vous présenter à nos lecteurs ?
Après avoir travaillé dans le recrutement dans l’Armée de l’Air, j’ai entrepris des études de philosophie qui m’ont conduit à l’enseignement de cette discipline. Professeur de philosophie depuis une dizaine d’années, je me suis progressivement intéressé à la réalité virtuelle.
Quel est le cheminement qui vous a conduit, en tant que philosophe, à vous intéresser au domaine de la réalité virtuelle et de la réalité augmentée ?
Ayant travaillé, initialement, sur la question de la subjectivité chez A. N.Whitehead, un logicien et métaphysicien anglo-saxon, j’ai réalisé que tous mes questionnements tournaient autour du problème de l’unité spatiale et de l’identité temporelle du sujet individuel. En clair, il s’agissait – et il s’agit encore – de comprendre ce qui garantit qu’un individu est un individu et non pas une collection ou une agrégation d’éléments différents et comment cette unité demeure malgré le temps qui passe. C’est à l’occasion d’un appel à communication pour la Virtual Reality International Conference (VRIC), qui se tient, tous les ans, à Laval, que j’ai tenté de voir dans quelle mesure une approche philosophique était en mesure de proposer une contribution à la compréhension de l’expérience subjective d’un individu immergé dans un environnement virtuel. En effet, dans un environnement virtuel, l’individu semble se “dédoubler” en un individu réel et un individu virtuel. J’étais, alors, au coeur de mes préoccupations.
Arrivant à un moment où les chercheurs en réalité virtuelle souhaitaient intégrer des approches alternatives – en l’occurrence, philosophiques, j’ai reçu le Best paper award remis par Bruno Arnaldi, alors Président de l’Association Française de Réalité Virtuelle (AFRV). Ce prix m’a ouvert des opportunités de collaboration inespérées avec des chercheurs en RV et en RA : Philippe Fuchs, Daniel Mestre, Olivier Hugues, Colin Schmidt. L’aventure de la RV et de la RA a réellement commencé pour moi…
Y a-t-il d’autres philosophes qui, comme vous, contribuent à l’amélioration des connaissances dans ce domaine ?
Le problème de l’approche philosophique de la RV tient au fait que l’idée de virtualité qui est déjà présente dans la tradition philosophique (par exemple, chez Aristote, Bergson, Deleuze ou Baudrillard). En effet, il existe un écart considérable entre l’approche philosophique du concept de virtuel (systématiquement hérité ou, au contraire, pensé contre la pensée d’Aristote) et la réalité virtuelle telle que nous la connaissons aujourd’hui. Quelques auteurs contemporains, pas nécessairement issus d’une formation en philosophie, ont tenté de penser le virtuel d’un point de vue philosophique. Je me permets de citer quelques ouvrages ou articles incontournables :
- Berthier D., Méditations sur le réel et le virtuel, L’Harmattan, Paris, 2004.
- Doel M. A. et Clarke D. B. (1999), « Virtual worlds. Simulation, suppletion, seduction and simulacra », in Virtual geographies, bodies, space and relations. Crang M., Crang Ph. et May (dir.), Routledge, London, 261-283.
- Grunbach A., Cognition virtuelle, GET / ENST, Paris, 2001, 2004.
- Heim M., The metaphysics of virtual reality, Oxford University Press, New York, 1993.
- Lévy P., Qu’est-ce que le virtuel ? La Découverte, Paris, 1998.
- Milon, A. (2005). La réalité virtuelle. Avec ou sans le corps ? Editions Autrement, Paris.
- Pimentel K. et Texeira K., La réalité virtuelle, de l’autre côté du miroir, Addison Wesley, France, 1994.
- Proulx S. et Latzko-Toth G. (2000), « La virtualité comme catégorie pour penser le social : l’usage de la notion de communauté virtuelle », Sociologie et sociétés, 32, 2, 99-122.
- Weissberg J.-L., Présences à distance. Déplacement virtuel et réseaux numériques, L’Harmattan, Paris, 2006.
Enfin, même si cet ouvrage n’est pas explicitement philosophique, Le traité de la réalité virtuelle (Fuchs P. (dir.), 5 tomes, Presses de l’Ecole des Mines de Paris, Paris, 2001, 2003, 2006, 2009) reste une contribution incontournable et d’une richesse quasi inépuisable pour un philosophe.
Pouvez-vous nous donner votre propre définition de la réalité virtuelle et de la réalité augmentée?
Donner ma propre définition de la RV et de la RA n’est ni souhaitable, ni possible. Pas souhaitable car, fondamentalement, ce n’est pas mon humble avis qui importe, mais il s’agit, plutôt, de donner La définition de la RV et de la RA, c’est-à-dire une définition qui ne soit pas seulement mon point de vue, mais une conceptualisation valide reconnue par les spécialistes du domaine. D’où, l’impossibilité de parler de “ma” définition, tant le processus de recherche est fondamentalement collaboratif.
“Ma” définition de la RV n’est pas la mienne, mais celle proposée par Arnaldi, Fuchs et Tisseau et qui me paraît, en l’état actuel de nos connaissances sur la RV, la plus valide qui soit : « La réalité virtuelle est un domaine scientifique et technique exploitant l’informatique et des interfaces comportementales en vue de simuler dans un monde virtuel le comportement d’entités 3D, qui sont en interaction en temps réel entre elles et avec un ou des utilisateurs en immersion pseudo-naturelle par l’intermédiaire de canaux sensori-moteurs ».
Concernant la RA, sans présumer de l’adhésion de mes collègues à cette définition, je dirais, sur la base des réflexions que nous avons menées avec Philippe Fuchs et Olivier Hugues, que la réalité augmentée est la rectification de la signification de la réalité perçue permise par l’intégration d’images réelles avec des entités virtuelles dans le but, soit, de mieux comprendre la réalité pour agir, soit, de créer un environnement imaginaire (la paternité de cette distinction revenant à Philippe Fuchs).
Evidemment, ces définitions sont moins des vérités définitives qu’une invitation à la réflexion…
D’un point vue philosophique, cette RA fausse-t-elle la réalité ?
Excellente question ! Je répondrais en deux temps.
Spontanément, nous dirions, qu’au contraire, la RA augmente notre connaissance de la réalité. En ce sens, elle ne fausse pas la réalité, elle dévoile des parties de la réalité (e.g. les bouches de métro à proximité non perçues par mes sens, mais géolocalisées à l’aide d’une application sur téléphone portable).
Cependant, ce serait réduire considérablement le champ d’application de la RA qui, en réalité, peut recouvrir, pour l’utilisateur, deux fonctions comme je l’ai évoqué précédemment : une perception augmentée de la réalité (qui révèle des aspects non perçus de la réalité) et la création d’un environnement imaginaire qui mixte le réel avec des entités synthétisées numériquement. Rigoureusement parlant, ce second type de RA ne fausse pas le réel puisque sa fonction n’est pas de révéler la réalité mais de créer une nouvelle réalité : une réalité mixte ou l’impossible devient possible…
Nous avons tous des souvenirs de nos cours de philosophie (très « perchés »…), pourriez-vous nous indiquer en quoi, une approche de ce type (conceptuelle, savoir systémique…), peut-elle aider un domaine autant pragmatique (techno, matériel…) ?
J’ose espérer que les recherche actuelles conduites en collaboration avec des chercheurs en RV et en RA auront des répercussions pratiques!
Pour vous donner un exemple d’une recherche en cours, je travaille avec un chercheur en marketing, Isabelle Muratore, spécialiste du comportement du jeune consommateur. Nous travaillons, suite à une rencontre avec David Nahon sur le jeu en réalité augmentée proposé par Nestlé et réalisé par Virtools (Dassault Systèmes) sur des paquets de céréales destinés aux enfants. Nous cherchons à identifier les dimensions de l’expérience en réalité augmentée : les enfants manipulent un paquet de céréales en face de leur webcam afin de faire “sortir” un personnage des Minimoys virtuel de leur paquet de céréales réel. (NDLR : la video est visible ici.) Les concepts abordés soulèvent d’authentiques interrogations philosophiques : par exemple, où est le personnage? Est-il réel ? Ces questionnements qui relèvent du problème de la présence (le fait de sentir là alors que nous n’y sommes pas réellement) permettent d’estimer les conséquences pratiques de ce type de jeu en RA sur, par exemple, l’attachement à la marque, et, par conséquent, sur le fait que l’enfant puisse vouloir continuer à acheter cette marque de céréales.
Auriez-vous un exemple pratique qu’une approche philosophique a permis de mettre en place ?
Hélas non, pas à ma connaissance, car la rencontre entre la RA et la philosophie en est à ses balbutiements. Mais j’espère que les chercheurs en philosophie réaliseront les enjeux de l’étude de la RA rapidement. Quoi qu’il en soit, on peut penser que l’intérêt récent des chercheurs en RV et en RA pour la philosophie, particulièrement représentés par l’AFRV, exprime leur conviction que des approches plus théoriques sont en mesure d’avoir des répercussions très concrètes en matière de conception d’interfaces de RA.
A l’inverse, pourriez-vous dire que la RA/RV peuvent aider à faire évoluer la réflexion sur le monde et l’existence humaine ? En d’autres termes, la RA/RV servent-t-elles la philosophie, ou est-ce uniquement l’inverse ?
C’est une évidence : rien ne nous renseigne plus sur notre rapport quotidien au monde que les expériences limites que nous faisons en RV et en RA. En effet, la RV et la RA nous obligent à nous questionner sur la nature même du réel et sur l’existence même d’un sujet individuel occupant un seul espace à la fois et localisé temporellement. La RV et la RA brouillent les pistes : le réel va moins de soi, l’individu va moins de soi, c’est très stimulant pour la philosophie !
Pouvez-vous nous parler de présence et d’immersion ?
Une fois encore, je me ferais le porte-parole de spécialistes du domaine. Je suis convaincu que la distinction opérée, par exemple, par Daniel Mestre, spécialiste de la présence, est particulièrement pertinente car la confusion entre l’immersion et la présence, est source de nombreuses difficultés.
Que ce soit en RV ou en RA, il est nécessaire de distinguer l’immersion de la présence. L’immersion constitue l’ensemble des caractéristiques objectives de l’interface (par exemple, le caractère multisensoriel de la stimulation), alors que la présence est l’état psychologique de l’utilisateur immergé dans un environnement virtuel ou mixte. Cette différence est fondamentale car de nombreux travaux ont souligné un point essentiel : il n’existe pas de relation causale systématique entre la puissance immersive d’une interface et le niveau de présence éprouvé par l’utilisateur. Interviennent, en effet, des caractéristiques propres au sujet qui font que, pour un même environnement virtuel ou mixte, le degré de présence n’est pas le même. L’enjeu, tout orienté vers la pratique, serait de tenter de réunir les conditions immersives optimales permettant d’augmenter significativement le niveau de présence d’un maximum de sujets.
Mais le problème est épineux : dans certains cas, les sujets peuvent se comporter dans la réalité virtuelle comme ils se comporteraient dans le réel (présence corporelle) parce que les stimulations objectives produites par l’interface les conduisent à reproduire des séquences comportementales utilisées dans la réalité quotidienne : des schèmes comportementaux sont importés du réel vers le virtuel. Or, tout en étant corporellement présents dans le monde virtuel ou mixte, ils sont, paradoxalement, conscients que ceci n’est pas la réalité. En somme leur corps est présent dans le monde virtuel mais leur “esprit” refuse ce que le cerveau lui transmet via les organes sensoriels. Il existe quelques pistes de réflexion sur ce point, mais elles doivent être validées expérimentalement.
Dans ce contexte, la frontière entre une approche philosophique et une approche neuro-biologique semble mince ?
En effet, il est impossible, à la fois, d’ignorer que nous avons un cerveau et d’ignorer que l’expérience vécue n’est pas seulement le résultat des processus physico-chimiques qui s’opèrent dans le cerveau. Ce point est délicat, car on sait, par exemple, que les processus physico-chimiques qui s’opèrent dans un environnement réel et un environnement virtuel qui simule de manière crédible cet environnement réel sont très semblables. Et pourtant, dans le premier cas, le cerveau traite des informations en provenance de la réalité et, dans l’autre cas, ces informations sont le produit d’une illusion perceptuelle produite par un programme informatique couplé à une interface comportementale. On comprend alors que la compréhension de la RV et de la RA exige une approche pluridisciplinaire.
Une fois n’est pas coutume concernant les technologies émergentes, les problèmes actuels ne sont pas résolus que nous sommes impatients de savoir ce que nous réserve l’avenir. Comment imaginez-vous la place des technologies de RA et de RV dans ces 10 prochaines années ?
Il est clair, qu’aujourd’hui, après s’être accrochés, des siècles durant, à La Réalité et avoir considéré l’ère du virtuel comme une fuite vers l’illusion, comme un refuge, et avoir trop stigmatisé ceux qui se tournaient vers la réalité virtuelle, que la RV et la RA constituent de formidables outils au service non seulement de la connaissance, de la maîtrise du réel et mais également au service de l’imagination (songeons à l’utilisation croissante de la RV et de la RA dans les démarches artistiques). Une fois encore, on pourrait dire, à l’instar d’Aragon, pour qui la femme est l’avenir de l’homme, que la réalité virtuelle est l’avenir de la réalité, mais c’est moins une prophétie qu’un souhait.
On vous laisse le mot de la fin.
Une fois encore, je m’effacerais derrière les propos d’un personnage plus éclairé et plus visionnaire que moi, Louis Jouvet, qui déclarait, à propos du théâtre et de ses décors parfois peu réalistes objectivement, comme peut l’être un environnement en RV ou en RA que “rien ne sera jamais plus vrai qu’un poulet en carton”.